Houellebecq a 65 ans : vivons tristes en attendant la mort !
« Puis un doute plus général, plus biologique me vint : à quoi bon essayer de sauver un vieux mâle vaincu ? Nous en étions à peu près au même point, nos destinées étaient différentes, mais la fin comparable. » ("Sérotonine", p. 210).
L'écrivain Michel Houellebecq fête ses 65 ans ce vendredi 26 février 2021. Je propose pour l'occasion quelques citations provenant de son dernier roman "Sérotonine", dont je proposerai une fiche de lecture plus tard, roman sorti le 4 janvier 2019 chez Flammarion. Ces citations me paraissent intéressantes (comme souvent chez Houellebecq), et surtout, me paraissent particulièrement caractéristiques (j’ai essayé de sélectionner au maximum mais c’est difficile).
J’espère que ces phrases, classées sans ordre particulier sinon chronologique, donneront envie de lire ce roman qui, sans être exceptionnel, a accompagné plaisamment le début de l’année 2019.
Sécurité routière (p. 37) : « Au bout de deux ou trois heures de ce fastidieux parcours les yeux se fermaient nécessairement, seule la décharge d’adrénaline induite par la vitesse aurait pu permettre de conserver sa vigilance intacte, cette absurde limitation de vitesse était en réalité directement à l’origine de la recrudescence des accidents mortels sur les autoroutes espagnoles, et sauf à risquer un accident mortel, ce qui aurait il est vrai constitué une solution, j’étais maintenant obligé de me limiter à des parcours de 500 ou 600 kilomètres par jour. » (Conversation de café du commerce).
L’unique évocation de Niort (p. 45) : « C’est dans un état d’exaspération avancée que j’arrivai à Niort, une des villes les plus laides qu’il m’ait été donné de voir. » (C’est pourtant de Niort qu’il trouve la solution à son problème parisien : comment trouver un hôtel qui accepte encore la cigarette ?).
Vie de couple (p. 47) : « Notre couple était en phase terminale, plus rien ne pouvait le sauver et d’ailleurs cela n’aurait même pas été souhaitable, cependant il faut en convenir, nous disposions de ce qu’il est convenu d’appeler une "vue superbe". ».
Exposition d’art contemporain (p. 50) : « Sur une vidéo, une Japonaise attrapait par les dents les tentacules d’un poulpe qui sortaient d’une cuvette de WC. Je crois que je n’avais jamais rien vu d’aussi dégueulasse. Malheureusement, comme d’habitude, j’avais commencé par le buffet avant de m’intéresser aux œuvres exposées ; deux minutes plus tard, je me précipitai dans les toilettes du centre culturel pour vomir mon riz et mon poisson cru. ».
Vocabulaire (p. 53) : « C’est comme ça que la plupart des femmes fonctionnent (comme on dit dans les ouvrages de psychologie populaire), c’est dans leur logiciel (comme on dit dans les débats politiques sur Public Sénat). ».
Tourisme de terroir (p. 55) : « (…) genre cadeau d’un petit producteur local de mirabelle dans les Vosges, elle était très sensible à ces arguments, en ce sens elle était vraiment restée une touriste. ».
La "libération", au sens de pouvoir encore fumer dans un hôtel (p. 64) : « Ainsi la libération ne viendrait même pas d’un indépendant, mais de la répugnance d’un subalterne à respecter les consignes de sa hiérarchie, d’une sorte d’insoumission, de rébellion de la conscience morale individuelle, qui avait déjà été décrite dans différentes pièces de théâtre existentialistes immédiatement postérieures à la Seconde Guerre mondiale. ».
Une collusion inattendue entre "catholiques identitaires" et amateurs de jouissance sexuelle (p. 74) : « Je savais bien que si par malheur l’humanité occidentale en venait à séparer effectivement la procréation du sexe (comme le projet lui en venait parfois), elle condamnerait du même coup non seulement la procréation, mais également le sexe, et se condamnerait elle-même par un identique mouvement, cela les catholiques identitaires l’avaient bien senti, même si leurs positions comportaient par ailleurs d’étranges aberrations éthiques, comme leurs réticences sur d’aussi innocentes pratiques que le triolisme ou la sodomie. ».
Vie de couple, suite (p. 77) : « Elle venait en une fraction de seconde de sortir du cadre de l’amour romantique, inconditionnel, pour rentrer dans celui de l’arrangement, et dès ce moment je sus que c’était fini, notre relation était terminée et même il valait mieux maintenant qu’elle s’achève au plus vite. ».
Altérité et diversité (p. 96) : « Je connus donc charnellement des jeunes filles de différents pays, et j’acquis la conviction que l’amour ne peut se développer que sur la base d’une certaine différence, que le semblable ne tombe jamais amoureux du semblable, même si en pratique de nombreuses différences peuvent faire l’affaire. ».
Le secret d’un amour réussi (p. 96) : « Il est mauvais que des aimés parlent la même langue, il est mauvais qu’ils puissent réellement se comprendre, qu’ils puissent échanger par des mots, car la parole n’a pas pour vocation de créer l’amour, mais la division et la haine, la parole sépare à mesure qu’elle se produit, alors qu’un informe babillage amoureux, semi-linguistique, parler à sa femme ou à son homme comme l’on parlerait à son chien, crée les conditions d’un amour inconditionnel et durable. ».
"Libération" au sens de journal quotidien (p. 107) : « Le journal "Libération" à l’époque n’était pas encore uniquement lu par les intermittents du spectacle mais aussi par une partie (quoique décroissante) de leur public. ».
Bluff intellectuel (p. 108) : « J’aurais été bien incapable de travailler dans ce domaine mais j’en savais bien assez en génétique pour tenir tête à n’importe quel bobo, fût-ce un bobo instruit. ».
Maurice Blanchot (p. 109) : « Le pire sans doute fut une lecture d’une heure de Blanchot pour France Culture, jamais elle n’aurait soupçonné me dit-elle l’existence de merdes pareilles, c’était stupéfiant me dit-elle qu’on ose proposer au public de telles conneries. Je n’avais pour ma part aucune opinion sur Blanchot, je me souvenais juste d’un amusant paragraphe de Cioran dans lequel il explique que Blanchot est l’auteur idéal pour apprendre à taper à la machine, parce qu’on n’est pas "dérangé par le sens". ». Et (p. 121) : « Elle en vint à des solutions de désespoir comme se lancer pour le compte de France Culture dans l’enregistrement d’une série de CD de Maurice Blanchot, elle tremblait de plus en plus en me racontant ça, elle me regardait avec des yeux fous et rongeait littéralement son os à moelle. ».
À la pointe de l’innovation (p. 111) : « Le porno a toujours été à la pointe de l’innovation technologique, comme l’ont d’ailleurs déjà fait remarquer de nombreux essayistes, sans qu’aucun ne s’avise de ce que cette constatation avait de paradoxal, parce qu’après tout la pornographie est quand même le secteur de l’activité humaine où l’innovation tient le moins de place, il ne s’y produit même absolument rien de nouveau, tout ce qu’on peut imaginer en matière de pornographie existait déjà largement à l’époque de l’antiquité grecque ou romaine. ».
Un consensus philosophique (p. 116) : « J’avais décidément peu d’appétit pour les possessions terrestres ; ce qui, aux yeux de certains philosophes grecs (épicuriens ? stoïciens ? cyniques ? un peu les trois ?) était une disposition mentale très favorable ; la position inverse, me semble-t-il, avait rarement été soutenue ; il y avait donc, sur ce point précis, consensus chez les philosophes, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. ».
Vingtième arrondissement (p. 119) : « Comment un serveur dans un bistrot du 20e ne serait-il pas un peu chamane, voire un peu psychopompe ? ».
Le capital et le travail (p. 135) : « Ainsi, une seule opération immobilière avait suffi à son père à gagner largement davantage que ce que le mien avait mis quarante ans à péniblement amasser (…), l’argent n’avait jamais récompensé le travail, ça n’avait strictement rien à voir, aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste future n’était pas censée reposer sur ces bases, le principe de la répartition des richesses était réduit par Marx à cette formule parfaitement creuse : "À chacun selon ses besoins", source de chicaneries et d’ergotages sans fin si par malheur on avait tenté de la mettre en pratique, heureusement cela ne s’était jamais produit, dans les pays communistes pas davantage que dans les autres, l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. ».
Maturité professionnelle (p. 140) : « Le pire est qu’à quarante-six ans je m’apercevais que j’avais eu raison à l’époque, les filles sont des putes si on veut, on peut le voir de cette manière, mais la vie professionnelle est une pute bien plus considérable, et qui ne vous donne aucun plaisir. ». Aussi (p. 148) : « Les années d’études sont les seules années heureuses, les seules années où l’avenir paraît ouvert, où tout paraît possible, la vie d’adulte ensuite, la vie professionnelle n’est qu’un lent et progressif enlisement, c’est même sans doute pour cette raison que les amitiés de jeunesse, celles qu’on noue pendant ses années d’étudiant et qui sont au fond les seules amitiés véritables, ne survivent jamais à l’entrée dans la vie adulte, on évite de revoir ses amis de jeunesse pour éviter d’être confronté aux témoins de ses espérances déçues, à l’évidence de son propre écrasement. ».
Le droit (p. 147) : « Ces questions d’un formalisme juridique exaspérant occupaient une part croissante de mon temps, il fallait sans arrêt "être dans les clous", par rapport à quoi je ne l’ai jamais vraiment su, il n’y a certainement aucun autre secteur de l’activité humaine qui dégage un ennui aussi total que le droit. ».
Le bonheur amoureux (p. 158) : « Dès qu’elle m’apercevait, traînant mon "bagage cabine" sur ses pitoyables roulettes, elle courait vers moi, elle courait le long du quai, elle courait de toutes ses forces, elle était à la limite de ses capacités pulmonaires, alors nous étions ensemble et l’idée de la séparation n’existait pas, n’existait plus, cela n’aurait même eu aucun sens d’en parler. J’ai connu le bonheur, je sais ce que c’est, je peux en parler avec compétence, et je connais aussi sa fin, ce qui s’ensuit habituellement. ».
Le rêve et l’amour (p. 165) : « Je garde de cette période un souvenir étrange, je ne peux la comparer qu’à ces moments rares, qui ne se produisent que lorsqu’on est extrêmement apaisé et heureux, où l’on hésite à basculer dans le sommeil, se retenant à l’ultime seconde, tout en sachant que le sommeil qui va suivre sera profond, délicieux et réparateur. Je ne crois pas faire erreur en comparant le sommeil à l’amour ; je ne crois pas me tromper en comparant l’amour à une sorte de rêve à deux, avec il est vrai des petits moments de rêve individuel, des petits jeux de conjonctions et de croisements, mais qui permet en tout cas de transformer notre existence terrestre en un moment supportable, qui en est même, à vrai dire, le seul moyen. ».
Asociabilité (p. 173) : « J’avais bien compris, déjà à cette époque, que le monde social était une machine à détruire l’amour. ».
Le bonheur comme appât de Dieu (p. 181) : « Bien sûr il y a des exceptions, il y a forcément des exceptions, la possibilité du bonheur devait subsister ne fût-ce qu’à titre d’appât. ».
Séparation amoureuse (p. 184) : « Mon cerveau travaillait lentement, brumeusement, à chercher une formule (…). Rien ne me paraissait adéquat, approprié. Le lendemain elle continua à pleurer en rassemblant ses affaires, pendant que je me creusais la tête pour trouver une formule adéquate, à vrai dire j’ai passé les deux ou trois années qui suivirent à chercher une formule adéquate, probablement même est-ce que je n’ai jamais cessé de chercher. ».
Fin de vie (p. 188) : « La plupart des mourants (c’est-à-dire, à part ceux qui se font euthanasier vite fait bien fait dans un parking ou une salle dédiée) organisent une sorte de cérémonial autour de leur trépas ; ils souhaitent revoir, une dernière fois, les personnes qui ont joué un rôle dans leur vie, et ils souhaitent leur parler, une dernière fois, pour un temps variable. ». Soins palliatifs (p. 188) : « Les unités de soins palliatifs (…) traitent ces demandes avec compétence et humanité, ce sont des gens admirables, ils appartiennent au contingent faible et courageux de ces "petites personnes admirables" qui permettent le fonctionnement de la société dans une période globalement inhumaine et merdique. ».
Libre-échangisme (p. 249) : « Je me rendais compte que j’avais été confronté, en effet, à de bien étranges superstitions de caste. Mes interlocuteurs ne se battaient pas pour leurs intérêts, ni même pour les intérêts qu’ils étaient supposés défendre, ça aurait été une erreur de le croire : ils se battaient pour des idées ; pendant des années j’avais été confronté à des gens qui étaient prêts à mourir pour la liberté du commerce. ». Conclusion (p. 251) : « Qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? ».
Stigmatisation ? (p. 270) : « Deux Arabes qui se ressemblaient tellement qu’ils devaient être jumeaux, et dont le look salafiste était si outré qu’ils étaient probablement inoffensifs. ».
Surenchères et relativité (p. 282) : « C’était une autre pathologie, une autre histoire, et je me recouchai presque rasséréné tant il est vrai que nous rassure, au milieu de nos drames, l’existence d’autres drames, qui nous auront été épargnés. ». Aussi (p. 308) : « Une ambiance de catastrophe globale allège toujours un peu les catastrophes individuelles, c’est sans doute pour cette raison que les suicides sont si rares en période de guerre. ».
La lecture exhaustive des journaux (p. 293) : « C’était un lecteur exhaustif, il en existe, j’avais connu des gens comme ça, qui ne se contentent pas des gros titres, des déclarations d’Édouard Philippe ou du montant du transfert de Neymar, ils veulent aller jusqu’au fond des choses ; ils sont le fondement de l’opinion éclairée, le pilier de la démocratie représentative. ».
Et pan dans les dents de la SNCF (p. 307) : « La SNCF était une des entreprises dont j’aurais assisté, de mon vivant, à la faillite et à la dégénérescence complètes. Non seulement l’horaire indicatif devait aujourd’hui être considéré comme une pure plaisanterie, mais toute notion de restauration semblait avoir disparu des trains Intercités, ainsi que tout projet d’entretien du matériel, les sièges, lacérés, laissaient échapper une bourre opaque (…). ».
L’enfer urbain (p. 312) : « Il y avait eu l’invention de la ville et son corollaire naturel, la solitude, auquel seul le couple pouvait vraiment offrir une alternative. ».
Analyses médicales (p.315) : « Lorsqu’un médecin vous dit qu’il a remarqué quelque chose de bizarre dans vos résultats d’analyse, on devrait au moins être traversé par une inquiétude ; ce n’était pas mon cas. ».
Confusions politiques (p. 322) : « Je la rallumais un peu après huit heures, les débats de "Politique matin" m’aidaient indiscutablement à me laver, au vrai je ne pouvais prétendre en avoir une compréhension parfaite, je confondais constamment La République en marche et la France insoumise, de fait ça se ressemblait un peu, les deux appellations avaient en commun de dégager une impression d’énergie presque insupportable, mais c’était cela, justement, qui m’aidait. ».
Pudeur (p. 326) : « Il y a des moments où la pudeur cède, parce qu’on n’a simplement plus les moyens de la maintenir. J’en étais là. ».
Goethe (p. 333) : « Ce vieil imbécile de Goethe (l’humaniste allemand tendance méditerranéenne, l’un des plus sinistres radoteurs de la littérature mondiale). ».
Littérature comparée (p. 335) : « Une minette aurait pu rendre raide dingue Thomas Mann ; Rihanna aurait fait flasher Marcel Proust ; ces deux auteurs, couronnements de leurs littératures respectives, n’étaient, pour le dire autrement, pas des hommes honorables, et il aurait fallu remonter bien plus haut, au début du XIXe siècle sans doute, aux temps du romantisme naissant, pour respirer un air plus salubre et plus pur. Encore cela pouvait-il se discuter, cette pureté, Lamartine n’était au fond qu’une sorte d’Elvis Presley, il avait la capacité par son lyrisme de faire craquer les gonzesses, au moins ces conquêtes furent-elles gagnées au nom du lyrisme pur, Lamartine se déhancha avec davantage de modération qu’Elvis, enfin, je le présume, il faudrait pouvoir examiner des documents vidéo inexistants à l’époque, mais cela n’avait pas une importance énorme, ce monde de toute façon était mort. ».
Bon ou mauvais contribuable (p. 343) : « Je ne me voyais pas laisser un héritage (à qui d’ailleurs, à l’État ? la perspective était suprêmement déplaisante), il fallait donc que j’augmente le rythme de mes dépenses, c’était pire que mesquin c’était franchement minable, mais la perspective de mourir avec de l’argent sur mon compte, je ne pouvais pas la supporter. ».
Mort dans l’âme (p. 346) : « La mort, cependant, finit par s’imposer, l’armure moléculaire se fendille, le processus de désagrégation reprend son cours. C’est sans doute plus rapide pour ceux qui n’ont jamais appartenu au monde, qui n’ont jamais envisagé de vivre, ni d’aimer, ni d’être aimés ; ceux qui ont toujours su que la vie n’était pas à leur portée. Ceux-là, et ils sont nombreux, n’ont, comme on dit, rien à regretter ; je ne suis pas dans le même cas. J’aurais pu rendre une femme heureuse. Enfin, deux. ».
Bonne lecture.
Sylvain Rakotoarison (25 février 2021)
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